Nul ne peut desapprouver que le materialisme radical diderotien influence par l’histoire naturelle contemporaine sert de base a la teratologie d’Etienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire au debut du XIXe siecle. Ceux-ci classifient toutes sortes de monstres a l’aide de leur nouvelle science dans laquelle ils pretendent la logique des ecarts apparus dans les phenomenes des etres vivants et les regles dans les erreurs commises par la nature. Cette idee teratologique est deja avancee, nous parait-il, non seulement dans les ouvrages philosophique et scientifique de Diderot, mais aussi dans ses recits romanesques : Le Neveu de Rameau et de Jacques le fataliste, ses deux chefs-d’oeuvre romanesques.
Il s’agit de la singularite et de l’originalite des individus qu’on rencontre dans la societe. Dans Le Neveu de Rameau, le narrateur-philosophe est aborde par un fou parasite, Rameau, puis ils representent un double dont l’un devient l’envers de l’autre ; dans Jacques le fataliste, le narrateur presente au lecteur un serviteur saugrenu et son maitre impuissant et la relation completement renversee de ceux-ci secoue la hierarchie sociale soutenue par la convention. Il est donc vrai que l’opposition inconciliable entre le philosophe et Rameau remet en cause le vrai, le bien et le beau ; l’alternative incessante du role et de l’initiative entre le serviteur et le maitre rompt la stabilite arbitrairement instituee des etats sociaux.
Il est remarquable de voir les couples d’interlocuteurs dans Neveu et Jacques representes comme un etre uni et inseparable qui ne perd pourtant pas son heterogeneite. Ce n’est donc pas un hasard si nous considerons les interlocuteurs du Neveu comme etant deux tetes unies sur un cou dont l'une n’arriverait jamais a dominer l’autre, ni a le controler, et si Jacques et son maitre sont pris pour un corps sans tete, c’est-a-dire un etre dont le cerveau est incapable de l’emporter sur ses membres et de les mettre a sa disposition. Il n’est pas difficile de deviner que ces idees viennent directement du materialisme diderotien impregne de la physiologie et de l’histoire naturelle a aide desquelles Diderot essaie de refuter le providentialisme et de le detruire toute sa vie. C’est ainsi que nous appelons volontiers, s'il nous est permis, les personnages du Neveu, dicephale, deux tetes sur un corps et ceux de Jacques, acephale, sans tete. Ces deux sortes de monstres nous permettent d’eclaircir l’interet diderotien pour les etres devies et difformes et d’envisager une transition minutieuse depuis les premiers ouvrages de Diderot jusqu’a ses derniers.